Une fois n’est pas coutume, j’aimerais vous parler d’un endroit que la plupart des anciens ‘’marocains’’ connaissent et que les nouveaux devraient se faire un devoir de connaître avant que la modernité ambiante et galopante ne ternisse ce bijou.
Il s’agit d’une auberge de montagne nommée bizarrement «Au sanglier qui fume» (voir plus loin), que vous trouverez dans une jolie vallée au dessus de Marrakech la Rouge, en suivant la route du Tizi N’test jusqu’au pont de Ouirgane.
Passé
L’histoire de cette auberge commence en 1945 lorsque Paul et Lucienne Thévenin rachètent à un M. Leriche (nom prédestiné?) un baraquement pompeusement baptisé Cantine d’Ouirgane, faisant office de halte sur la piste Marrakech – Agadir alors axe principal ouvrant la porte du Sud, très connue des voyageurs en quête d’un verre, d’un repas chaud ou même d’un lit si le besoin s’en fait sentir. Les chasseurs fréquentent également la cantine et finissent par lui donner son nom.En effet, revenant des battues au sanglier, ils mettent à cuire dans la cheminée les abats fraîchement dépecés et la fumée s’en dégageant fait dire aux gens du coin : « c’est le sanglier qui fume ! ». Ce nom lui reste définitivement.
En 1955, la renommée grandissante du Sanglier qui fume oblige M. Paul à ajouter chambres et cuisine pour faire face aux besoins. Il y a alors plein de clients et d’amis, de cousins de passage et d’animaux dans la cour, les cousin étant eux dans les chambres. Il y a également 2 enfants, Frank et Joël, rejoints par Annick en 1959. C’est un peu « la maison du Bon Dieu ». On se baigne dans la citerne ou dans les gorges, Paul organise des promenades, lancent des tournois de ping-pong ou de volley, anime la ginguette et Lucienne veille au confort de chacun. Les soirées se prolongent, même après l’arrêt du légendaire groupe électrogène, célèbre par son bruit et ses caprices. En 1960, grand progrès, la piscine est construite, chauffée par des poêles à bois, puis à mazout !
En 1968 disparaît Lucienne, et avec elle, un peu de l’âme de l’auberge. Une page se tourne et la clientèle change. Les années 70 voient se développer le tourisme de masse avec l’arrivée des autocars et des clubs. M. Paul passe un peu la main et des collaborateurs se succèdent sans autres résultats que la désaffection de la clientèle habituelle. En 1974, Hélène, une blonde walkyrie (mais une walkyrie peut-elle être brune ?), fait irruption dans la vie de Paul avec qui elle se marie en 1975. Elle en profite pour reprendre en main la gestion du Sanglier qui fume. Les années 80 voient l’érosion de la clientèle habituelle au profit des groupes touristiques et l’arrivée de l’électricité. Au revoir le groupe électrogène et les bougies ! Usé par les efforts de toute une vie, M. Paul s’éteint en 1981. Hélène essaye alors de poursuivre l’exploitation, seule d’abord et avec un certain Mehdi ensuite, mais l’abandon de l’hôtellerie, le manque d’investissement et d’entretien font que petit à petit, la maison vieillit et c’est la chute inéluctable.
En 1992, Hélène abandonne la lutte et quitte le Sanglier qui fume. Les employés qui sont là depuis le début de l’aventure, tentent bien de sauver ce qui peut l’être, mais en 1995, alors que les enfants Thévenin sont venus examiner la situation, la crue catastrophique de l’oued N’Fis dévaste la vallée et emporte une grande partie de l’auberge. Il ne reste que des ruines. Annick et son mari Richard vivants alors en France, décident de ne pas laisser mourir l’œuvre de leurs parents et leurs souvenirs d’enfance. Ils lancent les travaux et installent de nouveaux gérants.
De 1996 à 98, les améliorations se poursuivent et en Août 98, Richard et Annick s’installent au Sanglier qui fume avec leurs 2 filles Estelle et Lore, pour assurer la continuité.
Présent
Imaginons que vous ayez décidé (ou plutôt que votre femme soutenue par sa mère, ait décidé) d’aller vous reposer 2 ou 3 jours par ces temps humides, avec enfants et chien dans ce lieu à l’écart de la civilisation. Quand vous arrivez au sommet de la côte dominant l’auberge, ce qui vous frappe d’abord, ce sont les fleurs. Le Sanglier qui fume est un jardin dans lequel se niche douillettement une auberge.
A l’entrée, Mohamed, le maire d’un village voisin dévolu à la réception, vous accueille avec amabilité. Tout de suite après, vous faites connaissance avec la Dame de ces lieux. Et là, déjà, il se passe quelque chose. Grande (enfin pour votre mètre 72), un port altier, un sourire lumineux, des yeux à damner le saint que vous n’êtes pas, pour tout dire un charme renversant, Annick vous adopte immédiatement. Pour vous, elle sera une hôtesse attentionnée et prévenante. Immédiatement après, votre femme, toujours poussée par maman, vous fait une scène de jalousie pour l’air hébété que vous avez pris devant Annick.
S’il n’y a pas de motards dans les environs immédiats, vous avez une chance d’apercevoir tout de suite après l’antithèse d’Annick, Richard, qui par un hasard rigolo, se trouve être son mari. Annick promène une élégance naturelle et une réserve aimable qui vous font comprendre tout de suite qui est la patronne! Richard, lui, est un électron libre. Quand il n’est pas sur sa moto, il est dans sa voiture et Annick a bien du mal à canaliser cette énergie. C’est une sorte de zébulon vêtu d’un jean déchiré et d’un tee-shirt approximatif (pas toujours quand même), rebondissant de tables en tables, toujours là et toujours ailleurs, qui fond sur vous avec un rire bruyant et vous donne immédiatement l’impression de le connaître depuis votre enfance, enfance dont il n’est sans doute pas complètement sorti! Vous êtes emporté par un tourbillon d’amitié, un maelström de gentillesse, à croire que vous êtes le premier client depuis 2 mois qui consente à s’arrêter dans son humble demeure. C’est le genre de type énervant que votre femme trouve « adorable« , votre fille « cool » et votre belle-mère (que vous avez eu le tort d’amener) « mignon« . Même votre idiot de chien lui fait la fête, vous comprendrez pourquoi plus loin! Richard est aussi un constructeur, un créateur qui a toujours un projet d ‘avance, un peu l’Amonbofis de l’Ourika. Il a donné libre cours à son imagination dans la décoration des nouvelles chambres et si quelquefois, les mélanges de couleurs vous empêchent de dormir, ça ne vous laissera pas indifférent!
Quand, abasourdi, vous avez récupéré votre clé, il est déjà reparti vers d’autres victimes et l’océan de calme qui vous entoure soudain, vous laisse un peu perdu. Perdu, vous allez l’être, car la numérotation des chambres n’a qu’un lointain rapport avec leurs positions géographiques. Mes copains amènent maintenant leurs GPS pour être sûrs de retrouver leurs moitiés respectives (quoique l’idée de vous perdre dans une chambre voisine où vous avez vu rentrer une accorte blondasse ne soit pas pour vous déplaire). Escorté d’une ribambelle de chats et de plusieurs chiens, vous parcourez les jardins, dévalez les escaliers, passez du 12 au 6I (en fait le I9 dont la plaque s’est retournée ), ce qui vous laisse le temps d’apprécier la beauté des massifs négligemment ordonnés par le goût sûr des propriétaires. La gentillesse du personnel vous ayant remis dans le droit chemin, une fois trouvée, votre chambre se révèle particulière.
Ici, point d’uniformité ou de stéréotype: chacune des 14 chambres et des 11 suites est unique ! En plus, ce ne sont pas des chambres bêtement passives où vous vous installez béatement après un voyage éprouvant. Non, ces chambres sont interactives, il faut les mériter. Dans la mienne par exemple (non, je ne vous donnerais pas le numéro), voilà ce qu’il faut envisager pour passer un séjour idyllique:
– se précipiter le premier dans la penderie pour récupérer les 2 cintres disponibles avant la belle-mère.
– aller piquer dans la chambre d’à côté (au hasard celle de la belle-doche) la couverture supplémentaire qu’on a déjà piqué dans la vôtre.
– négocier son côté du lit car il n’y a qu’une lampe de chevet.
– bien réfléchir, car qui va sortir du lit pour aller éteindre l’interrupteur à l’autre bout de la chambre quand il fait 14° dehors et 11° dans la chambre ?
– penser à la possibilité d’attendre la panne de courant habituelle, ce qui évitera de se lever.
– disposer des bougies un peu partout pour le moment où le disjoncteur sautera.
– choisir l’heure de sa douche après avoir innocemment enquêté auprès de tous les autres clients.
– boucher le trou d’aération de la salle de bains (à 4m de haut) qui laisse passer un vent glacé pendant que vous restez tout nu et bleu de froid (couleur qui vous sied), la douche à la main, à attendre l’eau chaude pendant 10 minutes.
– coincer la porte de communication avec la chambre d’à côté qui refuse de rester fermée et après qui refusera obstinément de se rouvrir. Ce qui obligera la belle-mère à sortir dans le froid. Ce qui vous fait infiniment plaisir.
– tirer au sort celui qui va se lever pour remettre des bûches dans le feu.
– jouer à la main chaude le sacrifié qui va se relever pour ouvrir la fenêtre une fois que la fumée aura envahi la chambre (suggestion : ce peut être le même que celui qui met les bûches)
– refuser de se lever pour refermer la fenêtre qui reste bloquée ouverte.
– ne pas oublier marteau et clous car le seul crochet disponible cède rapidement sous le poids des vêtements accumulés. Sinon, entre les enfants, la belle-doche et le chien, votre chambre ressemblera rapidement à un capharnaüm auprès duquel la foire du trône passera pour une aimable plaisanterie.
Une fois ceci acquis, vous pourrez gagner la salle commune faisant office de bar, salle de jeux, tripot, fumoir, restaurant et salon. C’est le centre névralgique de l’auberge, je préfère dire le cœur de la maison. Tout le monde s’y retrouve: parents, enfants, animaux et même votre belle–mère que vous n’avez pas réussi à perdre dans les allées obscures couvertes de glycine. Autour de l’immense cheminée, il règne une ambiance bruyante, joyeuse et chacun se détend dans l’attente d’un des atouts de l’auberge, le dîner. Les tables se font au hasard des rencontres, car on connaît toujours quelqu’un et sinon, Richard se chargera illico de vous trouver des affinités.
Une fois installé la belle-mère dos à la cheminée (ça va mamy, pas trop chaud?), vous avez le choix entre un menu! Ce menu se décompose (enfin pas tout de suite quand même) en 3 parties formées de 3 plats, eux-mêmes composés de 3 éléments. Comme le bar et les tournées vous ont retenu plus tard que prévu, il n’y a plus le cassoulet que vous désiriez, le lapin chasseur n’a pas été chassé aujourd’hui et les grenouilles ont gardé leurs cuisses. Pour faire simple, vous choisissez le menu junior (soupe, coquillettes, petit suisse) pour mamy les enfants et le chien, et ce qui reste du gastronomique pour vous. Vous êtes en vacances quand même!
Ce n’est pas vrai, bien sûr! La gastronomie familiale du Sanglier qui fume est proverbiale et il y a toujours du rab pour les amateurs. Annick surveille tout ça d’un œil scrutateur et Richard tape dans le dos des uns, boit un verre avec les autres et a un mot gentil pour tous (sauf pour mamy, mais personne n’est parfait). S’il vous apprécie vraiment, il est tout à fait capable de vous donner un chiot adorable (un ersatz d’aïdi dont la production est apparemment continue à l’auberge) qui se révélera en grandissant totalement névrosé du fait d’une hérédité lourde et douteuse. J’ai personnellement hérité d’un Lucky qui dévaste mon jardin, poursuit mes chats, pisse de préférence sur mes tapis et a sans doute fumé l’herbe que le sanglier ne fume plus!
En sautant 3 ou 4 fois, la lumière vous rappelle soudain que c’est l’heure d’aller faire dormir les yeux. La voisine blondasse vous ayant coulé quelques regards langoureux, vous hésitez entre envoyer votre femme coucher mamy qui menace de tomber dans la cheminée ou laisser mamy tomber dans la cheminée, mais comme il n’y a qu’une lampe de poche, vous renoncez à vos rêves salaces (ce n’est pas le genre de la maison!) et vous saluez à la ronde les veinards qui restent siroter un dernier cognac avec l’ami Richard. Et même si vous passez une nuit épuisante à mettre des bûches, à fermer cette foutue fenêtre et à piquer la couverture à votre femme, vous savez que demain, le ciel sera d’un bleu éclatant comme il sait l’être dans l’Atlas et qu’après un petit déjeuner copieux, vous partirez à pied vous perdre dans les petits chemins aux alentours avant de revenir vous restaurer au soleil et à l’amitié.
Avenir
Bien sûr, il existe dans cette même vallée d’autres auberges plus modernes comme La Bergerie, plus confortables comme La Roseraie ou plus typiques comme L’Ouirgane, mais le Sangler qui fume a quelque chose qu’aucune autre ne possède: une âme et une histoire. Ca se sent dans les murs et dans la passion qu’ont Annick et Richard à conserver, améliorer et embellir leur domaine. Grâce leur soit rendue.
Le sanglier qui logeait dans son enclos est parti avec la crue, la cigogne qui faisait son nid sur le toit est partie avec le temps, mais le Sanglier qui fume est toujours là et tout le mal qu’on peut lui souhaiter, est d’accueillir encore quelques générations d’amis (car ce ne sont plus des clients) afin que vive le souvenir des pionniers qui l’ont construit.
Si vous pensez que je suis de parti pris, c’est vrai! Et ça n’a rien à voir avec le fait que je sois invité perpétuel ainsi que ma famille et mes héritiers jusqu’à la 3éme génération! Mais j’aime les gens passionnés et quand ils m’honorent de leur amitié, le moins que je puisse faire est de leur rendre la pareille.
A bientôt prés de la cheminée (et sans mamy)!
Au mois d’octobre, je suis passé au sanglier qui fume, j’ai fait des photos et les larmes me sont montés aux yeux. Je pense que cette histoire est du passé et qu’il faut garder les excellents souvenirs
je comprends ton émotion et pourquoi tu souhaitais y revenir
bise à toi et toute ta famille henri
Souvenir d’une tablée chaleureuse en décembre 76 à l’epoque du groupe électrogène et des chambres en forme de grenier. M.Paul, dans le rôle de Raimu, passait de table en table en répartissant des immenses pains ronds encore brûlants de la chaleur du four. Dans la cheminée les bûches rougeoyaient et nous faisaient oublier le froid des nuits de l’Atlas.
Nous avions un peu plus de 20 ans et nous partions pour la première fois à la découverte d’un mythique Sud.
On m’a dit que M.Paul avait été une des victimes de l’huile frelatée au début des années 80, lors de son passage en Espagne.
Avec des amis, il y a 5 ans environ, je suis repassé au Sanglier qui fume. Tout avait changé mais l’étape est restée chaleureuse.
Le sanglier n’est plus. Un géant est tombé mais de ses ruines j’ai vu le lointain horizon et le soleil est plus rose aujourd’hui. Longue éternité à toi mon oncle! J. POUSSET
Amis du Sanglier qui fumait!!!!!Comment dans cet article très » enlevé »!!!ne pas évoquer Jean Orieux qui séjourna si souvent en ce lieu et écrivit notamment Casbahs en plein ciel !!!!!J’ai trop de nostalgie pour continuer mais lirai la suite avec plaisir !!!!
( Mkch 1979/1983)
Ah Caryl, vous me faîtes toujours rire!!
et merci pour vos bonnes adresses, j’ai déjà testé votre généraliste et votre dentiste!
Dans l’urgence, j’ai pensé à votre carnet!
Bslama
Laure-Anne
Merci pour ce compliment mais je vous précise que tout l’honneur doit revenir à PB dont la plume ne cesse de séduire nos lecteurs…
Retrouvez tous ses articles ici…
http://caryl.fr/author/pb/
…..et il nous en prépare beaucoup d’autres !!!
à suivre…
pensez vous pas qu’il ne faut absolument pas laisser se monument d sanglier tomber comme ça et d essayer de le réaménagé et reconstuire!!!