Vous n’allez pas me croire, je sais. Et pourtant…
Cela se passe quelques années en arrière dans une contrée indéterminée et coûteuse que nous appellerons la Côte d’Azur, contrée où je prenais des vacances méritées en famille. Je décide un soir de me rendre à Cannes, où un cinéma projette un des films à la mode dont le titre m’échappe complètement. Au départ d’Antibes, ce trajet apparemment simple ne comporte que 10 Kms d’une route agréable au bord de mer.
Vu le nombre de personnes ayant sans doute eu la même idée que moi, je refuse de prendre ma voiture et de supporter les aléas du stationnement nocturne. Je demande donc à mon beau-frère, qui, suite à un incident de santé claudiquait à l’époque sur des béquilles, de me prêter sa mobylette, engin basique mais néanmoins sympathique et qui a deux énormes avantages: d’abord celui de se garer n’importe où et ensuite celui de pouvoir être retrouver là où on l’a garé, ce qui est non négligeable. Vu son âge et son état de décrépitude avancée ( je parle de la mob, pas de mon beauf , quoique…), aucun individu mal intentionné, hors collectionneur de débris post-soixante-huitards ou mécano en pleine défonce, ne se risquerait à l’emprunter.
Après m’avoir abondement averti des risques et dûment chapitré sur les précautions à prendre, mon beauf, la larme à l’œil et son auguste front plissé d’inquiétude, me laisse partir sur sa trapanelle dans un nuage malodorant. Habitué aux 2 roues normaux qui dans leur grande majorité répondent logiquement aux sollicitations de leur conducteur, je prends sans méfiance le guidon tordu de la bête afin de négocier le premier virage. Comme dans toute négociation, il y a 2 avis contraires, et le guidon et moi n’avons apparemment pas le même. Je ne prends pas le virage, je ne suis pas le virage, ni même n’envisage le virage. Le guidon tourne, mais comme il entretient une relation très lointaine avec la direction, le reste continue tout droit. Pas de panique : j’actionne les freins, d’abord calmement, puis frénétiquement. Une seconde plus tard, je dois me rendre à l’évidence : ou ils ont décidé inopinément de se mettre en grève ou bien les patins sont restés sur le sol du garage à la dernière révision de 1958. Seul un long gémissement s’élève de la roue avant martyrisée sans qu’aucun ralentissement digne de ce nom n’apparaisse. En un réflexe venu de ma tendre enfance, je sors immédiatement les pieds et comme j’ai déjà la bouche ouverte dans un hurlement silencieux, cela me freine légèrement. Le rebord du trottoir que j’aborde de face, me permet de vérifier que les ressorts de la selle sont aux abonnés absents et le choc qui suit, après m’avoir enfoncé le postérieur, me rend brutalement aveugle, le casque trop grand m’étant tombé sur les yeux. C’est à cet instant précis qu’une des pédales, abandonnée à elle-même, se plante dans le revêtement, envoyant par conséquent l’autre me défoncer le tibia. Là, j’ai une légère inquiétude : dois-je abandonner le véhicule avec comme conséquence immédiate un limage des prémolaires sur le bitume, ou bien m’écraser cul par-dessus tête dans la haie du voisin. Le moteur, en calant brutalement dans un râle d’agonie, m’évite ce dilemme et le dérapage en résultant fait dérailler la chaîne qui naturellement, bloque la roue arrière. Après une glissade bruyante, je m’arrête à plat ventre sur le trottoir.
Miracle: je suis aveugle, amputé d’un tibia, transpirant et hagard, mais vivant.
La mob a maintenant une roue avant dont les rayons sont devenus des diamètres et une selle affaissée d’un côté. La chaîne est enroulée autour du moyeu arrière, le porte-bagages ne portera plus jamais rien et le rétroviseur rétrovise plutôt mes genoux, mais somme toute, l’ensemble n’est pas beaucoup plus délabré qu’avant. Je vous passe la bordée d’injures rassemblant la mob, mon beauf, les pédales, le voisin et bien d’autres choses que la décence m’interdit de retranscrire. Je vous passe également le remontage de la chaîne, la graisse sur les mains, la séance de pédalage pour redémarrer en montée et les insultes du voisin pour le raffut à 10h du soir. Une demi-heure après, je me retrouve néanmoins à Golfe-Juan (où Napoléon a débarqué, mais pas en mob sinon il n’aurait pas tenu 100 jours !). Je suis à fond à fond aux environs de 38 km/h, et je commence à entrevoir la possibilité d’arriver pour la fin de l’entracte si la mob ne se désosse pas totalement avant, quand, surgissant de l’épais nuage de fumée qui marque mon sillage, un halo de lumière bleue me dépasse. Les extraterrestres maintenant !
Ce n’est quand même pas possible que des envahisseurs venus d’ailleurs s’intéressent à ce concentré de haute technologie qu’est cet engin ? Une main (humaine, ouf ! ) sortant de la fenêtre d’une jeep de gendarmerie, me fait signe de me garer sur le côté et j’obtempère d’autant plus vite que les fourmis dans les mains occasionnées par ma roue avant carrée, commençaient à devenir insupportables. Un pandore képité descend de l’engin et, après nous avoir regardé, la mob et moi d’un air désolé, me salue.
-« Bonsoir monsieur. Vos papiers d’identité SVP« .
-« Voilà« , lui dis-je en tendant mon passeport.
-« Ce n’est pas un papier d’identité » remarque-t-il. « Vous êtes étranger ? »
-« Non ! Résident étranger« .
-« C’est pire. Profession ? »
-« Administrateur ».
-« Ah » dit-il. Et ce « ah » est lourd de sous-entendus.
-« C’est un métier, ça ? Passons. Donc, vous n’avez pas de papiers d’identité. Les papiers du véhicule ? »
Cela commence mal. Je farfouille fébrilement dans la sacoche accrochée sous la selle et d’une main graisseuse, je lui tends quelques feuillets chiffonnés. Il y jette un coup d’œil et ajoute en me dévisageant d’un air soupçonneux:
-« Apparemment, ce véhicule n’est pas à vous et l’assurance est périmée. »
In petto et in extenso, je maudis mon beau-frère.
-« Effectivement, je l’ai emprunté. »
-« Ah ? Ce véhicule est donc volé… »
Encore un « ah » bien rempli. Résolu à rester calme, je lui dis aimablement :
-« Je vais vous expliquer, mais d’abord pourriez-vous me préciser pourquoi m’avez-vous arrêté ? »
-« Pour 2 infractions: vitesse et pollution excessives. »
J’éclate de rire.
-« Pollution, je veux bien l’admettre, mais excès de vitesse, ce n’est pas possible avec cet engin ! D’ailleurs, je n’ai pas de compteur pour vérifier. »
-« Exact ! J’écris donc: Etranger en situation irrégulière. Vol de véhicule. Défaut d’assurance. Défaut de compteur. Et comme je vois que votre feu arrière est cassé, défaut d’éclairage. Ca devient intéressant ! »
Je commence légèrement à m’énerver, d’autant que l’heure passe et que mon film s’éloigne.
-« Le feu arrière, c’est l’accident que j’ai eu tout à l’heure« .
-« Ah ! Vous avez eu un accident ? »
Ce n’est pas possible, ce type ne sait commencer ses phrases qu’avec des « ah« .
-« Vous avez le constat ? »
-« Non, j’ai eu un accident tout seul. »
-« Je vois » dit-il en fermant les yeux. Secouant la tête d’un air navré, il ajoute:
-« En plus, conduite en état d’ébriété. »
-« Non, non ! Vous faites erreur et vous allez rire. »
-« Cela m’étonnerait », dit-il, l’air toujours pincé.
.-« C’est simple pourtant ! Je suis en vacances chez ma sœur, dans une villa du Cap d’Antibes et j’ai emprunté la mobylette à son mari handicapé, afin d’aller voir un film à Cannes. »
En disant ça, je me rends bien compte que mon histoire est faiblarde. De soupçonneux, ces yeux deviennent franchement incrédules.
-« Dans cet attirail et sans papiers ? Je ne parle même pas de l’état de votre véhicule qui roule parce que c’est la mode ! Ou vous me faites une blague ou vous me prenez pour un imbécile et les 2 hypothèses sont désagréables ! Je résume la situation: un administrateur de société apparemment quadragénaire, étranger pour ne pas dire étrange, habitant une villa au Cap d’Antibes, vole la mob déglinguée de son beau-frère handicapé, dont soit dit en passant, on peut se demander ce qu’il fait d’un 2 roues? Arrêté pour excès de vitesse, il déclare avoir eu un accident suspect sous l’influence de l’alcool. Circonstances aggravantes, le dit étranger circule sans lumières et sans papiers, dans un état de saleté avancé, coiffé d’un casque ridicule certainement non homologué, tout ça pour aller au cinéma ? Vous voulez me faire prendre des vessies pour des lanternes ? »
J’ai brutalement l’impression qu’il ne me croit pas.
-« Je ne tiens pas à m’occuper de votre vessie, mais si elle fonctionne comme ma lanterne, vous avez du souci à vous faire ! Vous êtes taré ou quoi ? »
Oh, je n’aurais pas du dire ça ! Il se met à sourire et son sourire m’inquiète.
-« Je pense qu’on peut rajouter: insulte à agent dans l’exercice de ses fonctions. Oh le beau cas ! »
-« Mais enfin m…e ! Qu’est-ce qui vous prend ? Je ne suis pas drogué quand même ! »
Son sourire grandit et mon inquiétude aussi.
-« Si c’est vous qui le dites ! Je note: consommation possible de stupéfiant. »
-« Ce qui est stupéfiant, c’est votre aveuglement! Arrêtez maintenant ! »
-« La seule chose que je vais arrêter, c’est vous ! »
Conscient d’être allé un peu loin, je me radoucis.
-« Bon. On pourrait peut-être s’arranger ? »
La gaffe ! Je crois que je vais louper ma séance de ciné.
-« Ah! » (Ça le reprend !) « Corruption de fonctionnaire ? Je n’en espérais pas tant pour un soir de semaine ! Je connais des SDF plus clairs que vous. Mon petit vieux, vous êtes mûr pour le poste. »
Quand un fonctionnaire devient familier et vous appelle son petit vieux, il y a péril ! J’embarque manu militari dans la jeep et j’arrive enfin à Cannes où, après les explications téléphoniques du beau-frère, de plates excuses de part et d’autre et quelques blagues potaches, mon gendarme me laisse partir.
En me serrant la main, il me glisse:
-« Ah, pour un étranger, vous êtes sympa ! Le coup du beau-frère handicapé qui fait de la mob, on ne me l’avait encore jamais fait! Vous devriez quand même lui dire de la réparer. »
Avec un grand sourire, je lui réponds :
-« Ah, et encore, vous n’avez pas vu son fauteuil roulant ! »